L’enfer des paradis fiscaux

29 mai 2020

Les paradis fiscaux constituent un problème d’envergure. Plus de 21 000 G$, gérés en dehors de contraintes légales, y sont accumulés à l’échelle mondiale. C’est l’équivalent des économies des États-Unis et du Japon réunies1.

Les paradis fiscaux ont des impacts négatifs importants sur les trésors publics et les services offerts à la population. Alain Deneault, spécialiste du sujet, en illustre les impacts au Québec de manière saisissante :

« Lorsqu’on attend quarante minutes un autobus à -20 °C, c’est à cause des paradis fiscaux. Lorsqu’un hôpital met un an et demi à procéder à une intervention chirurgicale pourtant cruciale, c’est à cause des paradis fiscaux. Lorsque s’effondre un viaduc faute d’entretien, lorsque ferme un centre d’aide aux toxicomanes, lorsqu’une commission scolaire abolit son programme d’aide aux élèves en difficulté, lorsqu’une compagnie de danse se voit incapable de rétribuer ses artistes pour leurs répétitions, lorsqu’une télévision d’État supprime son service d’informations internationales, c’est à cause des paradis fiscaux. Les manques à gagner dans le trésor public qu’occasionne le recours aux paradis fiscaux par les grandes entreprises et les particuliers fortunés expliquent en grande partie les plans d’austérité décidés complaisamment par des gouvernements toujours officiellement en manque de moyens. Le public en subit les conséquences de plein fouet2

 

QU’EST-CE QU’UN PARADIS FISCAL?

Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), quatre critères définissent les paradis fiscaux :

  • des impôts inexistants ou insignifiants;
  • l’absence de transparence;
  • une législation empêchant l’échange d’information avec les autres administrations;
  • une tolérance envers les sociétés-écrans ayant une activité fictive.

Le fonctionnement des paradis fiscaux est complexe. Une panoplie de mesures les entourent, et permettent aux entreprises et aux individus fortunés de réduire leurs charges fiscales. Parmi ces mesures, le prix de transfert est très utilisé :

« Les entreprises développent légalement des clientèles et mènent des opérations licites dans les États où se trouvent leurs marchés tout en enregistrant leurs actifs et structures dans des législations criminogènes tout à fait marginales. […] D’Amsterdam, de Bamako, de Chicago, de Detroit, d’Edmonton… là où ont réellement cours leurs activités, les institutions financières, grandes entreprises et particuliers fortunés scindent leur personnalité juridique et expédient leurs factures depuis Andorre, le Belize, Chypre, Gibraltar, Panama et ailleurs. Le caractère injuste d’une telle distinction entre l’activité commerciale et l’enregistrement légal des actifs crève les yeux. Tandis qu’une société bénéficie à l’évidence des institutions de bien commun et des services publics (service d’aqueducs, réseau routier, voirie, formation de la main-d’œuvre, sécurité juridique, programmes d’aide garantissant la paix sociale, subventions à la recherche et au développement, infrastructures aéroportuaires et maritimes, etc.), elle est à même aujourd’hui d’orienter ses actifs dans une législation autre que celle lui offrant les conditions de possibilité de son enrichissement, et ainsi d’éviter de payer son dû à la collectivité3

 

CONSÉQUENCES

Les conséquences des paradis fiscaux sur la société sont particulièrement néfastes. En voici quelques-unes:

  • Ils favorisent la concentration extraordinaire de richesses dans les mains d’un petit nombre de personnes4.
  • Ils privent les gouvernements fédéral et provinciaux de milliards de dollars en revenus.
  • Ils entraînent une charge fiscale disproportionnée pour la classe moyenne.
  • Ils érodent la qualité des services publics (santé, éducation, environnement, etc.).

En 2015, les paradis fiscaux auraient fait perdre aux pays du G20 entre 500 et 700 milliard de dollars. Pour sa part, le gouvernement du Canada serait privé d’au moins 8 milliard de dollars par année. Pour le gouvernement du Québec, ce seraient au moins 800 millions de dollars. Cependant, pour le Canada et le Québec, les pertes de revenus seraient considérablement sous-estimées, en raison de l’opacité entourant la gestion des capitaux à travers les paradis fiscaux.

 

SOLUTIONS

De nombreux auteurs et organisations se sont penchés sur des solutions visant la lutte aux paradis fiscaux. Sans être exhaustive, cette liste en présente quelques-unes:

  • Imposer les entreprises sur la base du lieu où elles génèrent leurs profits, plutôt que celui où elles les déclarent;
  • Sévir davantage auprès des fraudeurs en imposant des peines de prison;
  • Revoir les conventions fiscales conclues avec des pays abritant des paradis fiscaux ;
  • Obliger les comptables impliqués dans l’évasion fiscale à rendre des comptes.

Les solutions existent. Or, selon plusieurs experts et organismes, les mesures appliquées par les gouvernements du Canada et du Québec pour lutter contre les paradis fiscaux sont souvent insuffisantes. Le gouvernement du Québec dispose pourtant de la latitude nécessaire pour agir.

Depuis plusieurs années, les gouvernements n’ont soi-disant pas les moyens de financer adéquatement les services publics. On nous répète qu’une réduction des dépenses serait souvent nécessaire pour assainir les finances publiques. Pourtant, des mesures efficaces contre les paradis fiscaux permettraient aux gouvernements du Canada et du Québec de réinvestir plusieurs milliards de dollars dans les services publics5.

Qu’attendent les gouvernements pour intervenir auprès des mieux nantis qui ne paient pas leur juste part d’impôt, plutôt que de rogner les services à la population?

 

Article rédigé par Philippe Daneau, conseiller à la recherche

Magazine L’Expertise – Septembre 2019

 


  1. Alain Deneault, Une escroquerie légalisée : précis sur les paradis fiscaux, Montréal, Écosociété, 2016, p. 13-14.
  2. Ibid., p. 11.
  3. Ibid., p. 26.
  4. En 2015, selon Oxfam, 62 personnes possédaient l’équivalent des richesses de 3,6 milliards de personnes.
  5. Ibid., p. 97.