Patrimoine : quand la vieille pierre nous laisse de marbre

Article publié dans le magazine L’Expertise – Avril 2021

par Philippe Desjardins,
Conseiller à l’information

 

L’année 2020 a disséminé de nombreuses cicatrices sur le territoire québécois en raison de la destruction et de l’abandon de plusieurs immeubles patrimoniaux. Au-delà des balafres urbaines ou villageoises infligées par le pic des démolisseurs, cette triste situation nous renvoie à la démolition de notre mémoire collective et à l’effritement de notre identité nationale. Retour sur une année 2020 où la vieille pierre semble nous avoir laissés de marbre.

 

LE MANOIR SEIGNEURIAL DE MASCOUCHE : L’ILLUSTRATION D’UNE GESTION INADAPTÉE

L’héritage bâti de nos aïeux en a pris pour son rhume (ou sa pandémie) au cours de la dernière année. Une des plus récentes victimes de la destruction et de l’indifférence est le manoir seigneurial de Mascouche, situé au cœur d’un site patrimonial tricentenaire, qui a succombé en novembre 2020. Dans les jours suivants, le cabinet de la ministre de la Culture et des Communications, Mme Nathalie Roy, a confirmé que le gouvernement n’avait pas à autoriser la démolition, car la protection du domaine seigneurial relève de la Ville de Mascouche.

 

UNE RESPONSABILITÉ MUNICIPALE SANS LES RESSOURCES NÉCESSAIRES

Le sort réservé au manoir de Mascouche est plutôt emblématique de la Loi sur le patrimoine culturel. Entrée en vigueur en 2012, cette loi avait pour vocation d’élargir la notion de patrimoine, tout en donnant plus de responsabilités aux municipalités en matière de protection et de valorisation du patrimoine. Le hic est que cette loi déleste aux villes et aux municipalités l’immense charge du patrimoine immobilier qui présente un intérêt régional ou local. Toutefois, les ressources financières et l’expertise en la matière manquent
cruellement afin de jouer un rôle de premier plan.

Dans un rapport accablant déposé en juin 2020, la vérificatrice générale du Québec, Mme Guylaine Leclerc, pointait d’un doigt sévère le ministère de la Culture et des Communications (MCC) en ce qui a trait à la protection du patrimoine bâti. Mme Leclerc déplorait entre autres un manque de leadership, de vision et de cohérence.

Ce rapport faisait mention que, sur les 41 immeubles et sites patrimoniaux nécessitant d’importants travaux d’entretien, 20 n’ont pas été inspectés dans le cadre d’une tournée régionale, alors que 15 ont été inspectés il y a plus de trois ans. La vérificatrice générale du Québec soulignait aussi qu’environ 40 % des demandes de classification pour les bâtiments n’obtiennent pas de réponse avant 5 à 10 ans.

 

UN PROGRAMME DE SOUTIEN INADÉQUAT

En septembre, la ministre Roy a annoncé un montant supplémentaire de 22 M$ destiné au Programme de soutien au milieu municipal en patrimoine immobilier, qui vise la sauvegarde des maisons et des immeubles patrimoniaux du Québec. Cette somme permet l’embauche d’agents de développement en patrimoine immobilier pour guider les municipalités dans leurs projets. Selon le SPGQ, il s’agit d’une bonne nouvelle, car ce programme permettra aux responsables locaux de s’outiller et d’intervenir plus efficacement en matière de patrimoine. Toutefois, est-ce adéquat?

Selon l’Union des municipalités du Québec (UMQ), il semble que non, car les sommes annoncées sont manifestement insuffisantes pour répondre aux besoins actuels, sans compter que le programme doit normalement se terminer en mars 2022. « Deux ans d’avenir, c’est bien trop court pour autant d’histoire », indiquait la présidente de l’UMQ et mairesse de Sainte-Julie, Mme Suzanne Roy.

Ajoutons à cela qu’en 1977, le public pouvait compter sur 162 employés à la Direction générale du patrimoine du ministère de la Culture du Québec. Le Devoir, sous la plume du journaliste Jean-François Nadeau, nous rappelait en octobre 20201 que « le même ministère ne compte plus désormais que 31 professionnels, auxquels s’ajoutent une technicienne, une secrétaire et deux gestionnaires. Pourtant, le nombre de questions à traiter a augmenté. »

En octobre 2020, la ministre Roy a déposé le projet de loi no 69,
qui vise à modifier la Loi sur le patrimoine culturel et d’autres dispositions législatives liées à la protection du patrimoine bâti. Ce projet de loi entend entre autres doter les municipalités régionales de comté (MRC) et les villes de certains pouvoirs en
matière de patrimoine culturel, et de leur imposer certaines
obligations, notamment celle de tenir des inventaires.

Le projet de loi vise aussi à rendre les décisions du MCC plus transparentes et plus équitables en donnant aux citoyens la possibilité d’en faire appel, tout en accélérant le traitement des demandes de statut et d’autorisation déposées par les citoyens et les propriétaires de biens patrimoniaux, et en rendant des décisions dans un délai raisonnable.

 

LA DÉPROFESSIONNALISATION DU MCC POUR LA SAUVEGARDE DU PATRIMOINE MATÉRIEL

Encore une fois, s’agit-il de gestes suffisants pour s’assurer que les démolitions impromptues ne fassent plus les manchettes, comme cela a été trop souvent le cas dans le passé ? Difficile de se prononcer à ce stade. Or, ce qui est sûr, après des années d’austérité ayant accentué les départs et le non-remplacement d’experts, c’est que cette situation a provoqué la déprofessionnalisation du MCC en matière de sauvegarde du patrimoine matériel. Les professionnelles et professionnels de l’État au service du patrimoine sont de toute évidence en nombre insuffisant pour permettre au MCC d’épouser une réelle vision d’exemplarité de l’État en matière de sauvegarde et de valorisation du patrimoine immobilier, comme le rappelait le SPGQ en octobre 2020.

Par ailleurs, advenant son adoption, le projet de loi no 69 ne précise rien pour regarnir les effectifs du MCC et pour développer son expertise en patrimoine. Il semble aussi muet pour ce qui est de fédérer l’ensemble des ministères et organismes responsables de  bâtiments patrimoniaux autour d’une vision commune.

Dans son mémoire comprenant diverses recommandations au sujet du projet de loi, l’UMQ précise que les villes et municipalités doivent pouvoir compter sur un appui financier stable et prévisible afin d’avoir réellement les moyens d’agir pour préserver ce riche patrimoine collectif.

 

UNE PLACE DE CHOIX

Évidemment, la gestion de crise induite par la pandémie depuis mars 2020 force des choix douloureux. Or, est-ce un choix possible ou même réaliste que d’abandonner les vestiges et des pans entiers de notre passé si fécond?

La relance économique attendue par le gouvernement pour contrer les conséquences de la crise sanitaire ne doit-elle pas faire une place de choix à notre patrimoine afin d’éviter que nous devenions tous orphelins de notre histoire ? Espérons que les réponses à ces questions nous seront données en 2021 et qu’on n’y restera pas de marbre.

 

[1] : https://www.ledevoir.com/culture/588469/quebec-la-loi-sur-le-patrimoine-sera-renovee