Bibliothécaires de l’État – Érosion d’une profession pourtant essentielle

Article publié dans le magazine L’Expertise – Juin 2021

Par Philippe Desjardins
Conseiller à l’information

L’avènement d’Internet et la prolifération des outils de recherche en ligne ont inexorablement transformé nos habitudes pour débusquer des informations et des contenus en tout genre. Quelque 25 ans après l’implantation du Web, notre étonnement demeure parfois indemne sur la facilité déconcertante à effectuer des recherches en ligne. Or, cette redoutable accessibilité de l’information, au bout des doigts, en quelques clics, vient-elle sonner le glas de la profession de bibliothécaire de l’État québécois ?

BAISSE DES EFFECTIFS

Si l’on s’en tient à l’analyse des chiffres du SPGQ quant à l’évolution du nombre de bibliothécaires à l’emploi de l’État québécois entre 2010 et 2020, il serait tentant d’affirmer que oui. Dans cet intervalle, leur nombre est en effet passé de 229 à 181, une baisse de 21 % en 10 ans. Si le regard se concentre uniquement sur les bibliothécaires de la fonction publique, la diminution est encore plus brutale : la baisse d’effectif s’accentue à 40 %, passant de 88 en 2010 à 53 en 2020.

Un argument bêtement rationnel pourrait nous amener à conclure que cette baisse d’effectifs s’attribue tout simplement au remplacement graduel d’une profession au profit de l’explosion de la recherche en ligne. Cependant, la réalité s’avère plus nuancée, car les besoins de recherche d’informations n’ont pas diminué, mais la façon de faire a évolué. À cet égard, l’actualité récente a offert un cas tout à fait emblématique pour illustrer cette situation : la fin des activités de la bibliothèque gouvernementale du ministère de la Culture et des Communications (MCC). Le 28 janvier, dans un communiqué, le SPGQ a dénoncé la perte de cet outil pourtant essentiel à l’accomplissement des mandats du personnel de ces secteurs, qui revendiquaient le maintien des services auparavant offerts.

DÉLESTAGE DES BIBLIOTHÈQUES GOUVERNEMENTALES

Dans cette démarche, le SPGQ n’a pas fait cavalier seul, car, le 25 février 2021, la Société des Dix – un regroupement d’historiens québécois et de chercheurs émérites – emboîtait le pas en diffusant une lettre ouverte dans le quotidien Le Devoir. Dans cette lettre, le regroupement déplorait « la fermeture de ce centre et s’inquiète de la mise en danger de son patrimoine documentaire. Une fermeture qui s’inscrit dans ce qui ressemble de plus en plus à un délestage des bibliothèques gouvernementales. »

Dans un article faisant écho à la lettre de la Société des Dix, la journaliste du Devoir Catherine Lalonde apportait des précisions éclairantes sur ce délestage. Le reportage rapportait que la bibliothèque du MCC faisait partie du vaste et méconnu réseau des bibliothèques gouvernementales du Québec. En 2007, 85 bibliothèques étaient nourries par les crédits de l’État, mais, depuis 2000, au moins 35 de ces centres de documentation ont été fermés ou digérés par la Bibliothèque administrative Cécile-Rouleau, située à Québec et qui compte 30 employés.

MCC : CORDONNIER MAL CHAUSSÉ ?

Toujours sous la plume de Catherine Lalonde, Le Devoir rapportait les propos de Fernand Harvey, professeur à l’Institut national de recherche scientifique et membre de la Société des Dix :

« On peut se demander si on n’est pas cordonnier mal chaussé lorsqu’on est un ministère qui se départit d’un centre de documentation patrimonial, alors qu’on est responsable de la sauvegarde du patrimoine matériel et immatériel. »

Dans sa lettre, la Société des Dix concluait en estimant « difficile de comprendre qu’un ministère qui se situe au carrefour des questions qui touchent de si près l’essence même d’un peuple se prive ainsi d’un outil documentaire pouvant servir sa compréhension des dossiers et ses orientations futures ». Tout comme le SPGQ, ce regroupement d’universitaires a valorisé l’utilité de cet outil. De son côté, le MCC a justifié son geste par des arguments comptables, comme quoi la bibliothèque accueillait quelque six heures de consultation par semaine. Comme s’il fallait se départir de son marteau ou de son notaire sous prétexte qu’il sert peu souvent…

S’EN REMETTRE À DES SOURCES EXTÉRIEURES

Par voie de communiqué, la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec (CPPQ) a également regretté la fermeture de la bibliothèque gouvernementale du MCC :

« En l’absence des professionnels de l’information jusqu’alors employés par le Ministère, celui-ci se prive de l’expertise nécessaire pour fournir des services indispensables tels que le maintien et la mise à jour de ses collections, la médiation des documents et l’accompagnement des usagers de la bibliothèque, notamment les membres du personnel, les chercheurs, les enseignants et les étudiants. »

De l’avis du SPGQ, cette décision de fermer la bibliothèque du MCC est d’autant plus mal avisée qu’elle vient en contradiction avec l’un des mandats de ce ministère : celui d’assurer l’accès au livre et à la lecture à l’ensemble de la population québécoise et d’appuyer le développement des bibliothèques publiques. Demander aux Québécois de s’en remettre à des sources en ligne – tous les documents ne sont pas numérisés – plutôt qu’à l’expertise de bibliothécaires professionnels pour les accompagner, tend à illustrer le désengagement de l’État à l’égard des besoins en information et en documentation.

DÉPROFESSIONNALISATION ET DÉMANTÈLEMENT DE L’ÉTAT

Si leur nombre diminue, cela pourrait laisser croire que les bibliothécaires de l’État gèrent moins les activités courantes d’une bibliothèque, celles qui touchent l’élaboration, l’application ou la mise à jour des politiques, règles, normes et procédures ou la coordination du travail du personnel sous leur responsabilité.

Mais, faute de chiffres illustrant les activités dans ce réseau de bibliothèques de l’État, le SPGQ ne peut conclure que les baisses d’effectifs depuis 10 ans traduisent une diminution d’activités, comme observé pour de nombreux corps d’emplois. Le Syndicat y voit plutôt les symptômes accélérés de déprofessionnalisation et de démantèlement de l’État au sein duquel de moins en moins de professionnels exécutent de plus en plus de tâches.

Certes, la recherche d’informations sur le Web a bouleversé les pratiques, mais les bibliothécaires ont plus que jamais leur utilité pour l’organisation et la mise en œuvre des services de référence, le traitement documentaire, la diffusion de l’information et la planification des activités de formation et de pro- motion sur les services offerts, la circulation des documents, la production et la mise à jour des outils de documentation conservés et diffusés par les bibliothèques de l’État, sans même parler de la tâche titanesque de numériser le patri- moine documentaire.

Aussi efficaces soient-il, les moteurs de recherche Web comme Google risquent fort de ne jamais produire des analyses et des rapports statistiques pour informer les autorités ministérielles des activités réalisées par leur bibliothèque ni participer au processus de reddition de comptes. Très bien ainsi, croit le SPGQ, car les bibliothécaires de l’État demeurent selon lui les personnes les plus aptes à veiller au grain.