Humeur noire – McKinsey : une firme auréolée de scandales

Article publié dans le magazine L’Expertise – Décembre 2022
Par Philippe Desjardins, conseiller en communication

En août 2022, Radio-Canada révélait que la fonction publique québécoise avait enregistré une augmentation globale de 14,5 % des employé(e)s de l’État entre 2017 et 2021. Devant un tel accroissement de ressources internes, comment le gouvernement peut-il justifier le recours à une firme externe comme McKinsey pour obtenir des conseils, notamment en matière de relance économique en postpandémie ? D’autant que McKinsey exhale un lourd parfum de controverses dans son sillage.

Avant d’aller plus loin, statuons sur un point : McKinsey, ce n’est pas n’importe qui ! Ce cabinet international de conseil en stratégie, dont le siège est situé à New York, a été fondé en 1926. Il compte plus de 130 bureaux répartis dans 65 pays et mise sur un effectif d’environ 33 000 salarié(e)s.

Selon le prestigieux magazine économique américain Forbes, McKinsey, surnommée « La Firme », a généré un chiffre d’affaires équivalant à 13,5 G $ CA en 2021. Avec Bain & Company et Boston Consulting Group, elle figure parmi les trois plus importants cabinets de conseil en stratégie au monde.

Québec octroie deux contrats à McKinsey… sans appel d’offres

Au Québec, le gouvernement provincial a octroyé deux contrats à McKinsey depuis 2020.

L’un demandait des conseils à la firme pour la planification des décisions de déconfinement pour un peu plus de 1,7 M $. L’autre sollicitait McKinsey pour analyser des mesures visant à stimuler la croissance économique dans le contexte de la sortie de la pandémie de COVID-19. D’une valeur de 1,75 M $, ce contrat prévoyait la possibilité d’ajouter des mandats, pour un montant pouvant atteindre 4,9 M $. Pour ces deux contrats octroyés sans appel d’offres, Québec a refusé de dévoiler les avis et les recom­mandations fournis par McKinsey. Afin de justifier son silence, le gouvernement Legault a invoqué la confidentialité.

La facturation de McKinsey n’y va pas de main morte. Il semble que chaque mot formulé par la firme vaut son pesant d’or, comme le révélait une enquête de Sam Harper, à laquelle le SPGQ a collaboré à l’automne 2021, pour le média indépendant Pivot. Dans l’article, on pouvait lire :

« Pour un consultant junior ou un analyste d’affaires, [McKinsey] facture 67 500 $ US par semaine (mais elle proposait un rabais COVID de 36 % pour ce forfait). Le prix pour une équipe composée d’un consultant senior accompagné d’un analyste ou consultant junior grimpe à 160 000 $ US par semaine1. »

Déconfinement et relance économique : où est notre expertise ?

Pour le contrat confié à McKinsey touchant la planification des décisions de déconfinement, vous êtes loin d’être bête si vous vous demandez pourquoi le gouvernement n’a pas réuni ses propres expert(e)s de l’Institut national de santé publique du Québec ou du ministère de la Santé et des Services sociaux pour organiser cette tâche.

Quant au contrat visant à stimuler la croissance économique, ce n’est pas être sot ou complotiste que de se questionner sur ce qui a empêché le gouvernement de mettre sur pied un groupe de travail réunissant des expert(e)s de différents secteurs ainsi que des représentant(e)s d’Investissement Québec et de la Caisse de dépôt et placement du Québec. Or, si vos yeux pétillent de colère en lisant que le gouvernement a octroyé ces deux contrats à McKinsey sans appel d’offres au seul motif de l’urgence sanitaire, ce qui suit risque de vous précipiter littéralement en bas de votre chaise.

La France secouée par le McKinseygate

En mars 2022, un peu avant le premier tour de l’élection présidentielle d’avril, le gouvernement français a fait face à de vives critiques pour son large recours aux cabinets de conseil, notamment McKinsey. Les dépenses liées à ces cabinets auraient fortement augmenté depuis 2018, atteignant quasiment 1 G € (soit environ 1,3 G $ CA) en 2021.

McKinsey a multiplié les missions pendant la pandémie en planchant sur l’organisation de la campagne vaccinale, sur les tests, sur le pass sanitaire et même sur les scénarios de reprise des transports collectifs après le confinement, pour au moins 13 M €, soit plus de 17 M $ CA. Les consultant(e)s de ce cabinet coûtent en moyenne sept fois plus cher qu’un haut fonction­naire (2 708,26 €/jour en moyenne contre 362 €/jour)2. La presse française évoque que plusieurs salarié(e)s de McKinsey auraient fait campagne gratuitement auprès d’Emmanuel Macron en 20173. S’agit-il d’un retour d’ascenseur? Quoi qu’il en soit, Macron devient le plus jeune chef d’État républicain français après Napoléon Bonaparte au terme de cette campagne.

En mars 2022, une commission d’enquête du Sénat sur le recours par l’État aux cabinets de conseil a dénoncé dans son rapport un « phénomène tentaculaire4 » au coût croissant pour les finances publiques et accusé les entités françaises de McKinsey d’optimi­sation fiscale. Celles-ci n’auraient versé aucun impôt sur les sociétés entre 2011 et 2020.

Dénonçant un scandale d’État et évoquant même un « McKinseyGate », l’opposition s’est emparée de cette affaire et a réclamé des comptes au président Macron ainsi qu’à son gouvernement sur le large recours de l’exécutif à des cabinets de conseil, révélé par le livre Les infiltrés5 , publié en février 2021

Le rôle de McKinsey dans la crise des opiacés

La crise des opiacés, ça vous dit quelque chose ? Elle a ravagé les États-Unis par le biais de la promotion agressive de médicaments antidouleur très addictifs, par exemple l’oxyco­done (surtout connu sous la dénomination commerciale OxyContin). Selon les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies6, près d’un demi-million d’Américain(e)s sont morts d’une surdose causée par des opiacés, prescrits ou vendus illégalement, entre 1999 et 2018. À cette hécatombe s’ajoute un nouveau « record » de surdoses établi en 2021 : 107 000 décès. La promotion active du médicament antidouleur OxyContin par la société pharmaceutique américaine Purdue Pharma est considérée comme le déclencheur de la crise des opiacés7.

Quel rapport avec McKinsey, direz-vous ? La firme a accepté en février 2021 de payer 573 M $ US à plus de 45 États américains pour le rôle qu’elle a joué dans la crise des opioïdes, notamment en prodiguant des conseils marketing à Purdue Pharma et à Johnson & Johnson8. McKinsey a notamment conseillé Purdue Pharma, qui a plaidé coupable en 2020 dans ce dossier, pour l’aider à doper les ventes de l’OxyContin. La firme a recom­mandé au groupe pharmaceutique de se concentrer sur les dosages élevés, considérés comme les plus lucratifs.

D’après un document produit dans une plainte déposée en 2018 par l’État du Massachusetts, McKinsey écrivait :

« Les nouvelles tactiques commerciales suggérées à Purdue allaient augmenter fortement les ventes de l’OxyContin, jusqu’à 400 millions de dollars par an, et suggérai[en]t d’utiliser les arguments selon lesquels les opiacés réduisaient le stress et rendaient leurs utilisateurs plus optimistes9. »

Lors de l’audition d’un cadre du cabinet de conseil McKinsey en avril 202210, la représentante démocrate au Congrès américain Rashida Tlaib n’a pas hésité à comparer McKinsey au narcotrafi­quant colombien Pablo Escobar !

Corruption et répression

De nombreux autres évènements ont entaché l’image et la réputation de McKinsey au cours des dernières années. Ils sont si nombreux qu’un annuaire téléphonique serait essentiel pour tous les recenser. En vrac, pensons à ses propositions draconiennes et répressives, durant la présidence Trump, pour aider l’agence de contrôle des frontières américaines à détenir et à expulser les personnes migrantes de la façon la plus économique et rapide possible11.

En 2006, McKinsey a recommandé à l’entreprise américaine Boeing de corrompre des fonctionnaires indiens afin d’exploiter en Inde une mine de titane12. D’autres actions douteuses et parfois crapuleuses de McKinsey sont aussi à mettre en relation avec l’effondrement en 2001 du géant de l’énergie Enron et dans des délits d’initiés liés à la Bourse13.

Quelques questions

Revenons maintenant au Québec et osons quelques questions relativement au recours du gouvernement à la firme McKinsey. Recourir à des cabinets de conseil est-il devenu un réflexe, même lorsque l’État dispose déjà de compétences internes ? Qu’a fourni McKinsey en retour des millions payés par le gouver­nement du Québec ? Qu’est-ce qui justifie que Québec fasse appel à McKinsey en cette époque de Panier bleu, une initiative soutenue par le gouvernement lui-même pour dynamiser l’achat québécois ?

Aussi, pourquoi recourir à une firme à la réputation plus qu’entachée? Des règles d’éthique en matière d’octroi de contrats ne s’appliquent-elles pas au gouvernement, tout comme les vérifications des antécédents des prestataires de services ? Comment justifier le recours à McKinsey, dont les honoraires hebdomadaires s’élèvent à plus de 85 000 $, alors qu’un(e) professionnel(le) de l’État empoche à peine 2 000 $ par semaine ?

Évidemment, l’auteur de ces lignes n’a pas de réponse à ces questions, mais il aimerait néanmoins formuler un souhait, un brin sarcastique. Celui que Québec recoure à McKinsey en lui confiant le mandat suivant sous forme d’une question unique : Que doit faire le gouvernement du Québec pour s’abstenir de faire appel à McKinsey ?


1. HARPER, S. (2021, 24 novembre). McKinsey : à quoi ont servi les millions payés par Québec à un consultant pendant la pandémie? Pivot.

2. RIMBERT, P. et RZEPSKI, G. (2022). Gouverner par les crises : le Comité de salut privé. Le Monde diplomatique, p. 3.

3. HERRERO, O. et GARCIN-BERSON, V. (2022, 1er avril). McKinsey a-t-il « travaillé gratuitement » pour la campagne d’Emmanuel Macron en 2017? Le Figaro.

4. LIBÉRATION et AGENCE FRANCE-PRESSE. (2022, 17 mars). Cabinets de conseil : un « phénomène tentaculaire » épinglé par la commission d’enquête du Sénat.

5. Aron, M. et Michel-Aguirre, C. (2022). Les infiltrés : comment les cabinets de conseil ont pris le contrôle de l’État. Allary Éditions.

6. En anglais, Centers for Disease Control and Prevention (CDC).

7. AGENCE FRANCE-PRESSE. (2021, 17 décembre). Crise des opiacés : une juge invalide le plan de faillite du laboratoire Purdue. Ici Radio-Canada.

8. McKinsey ne reconnaîtra toutefois aucun acte répréhensible dans le cadre de l’accord intervenu.

9. AGENGE FRANCE-PRESSE. (2021, 4 février). Le prestigieux cabinet McKinsey malmené dans la crise des opiacés. Le Journal de Montréal.

10. BRUT. (2022, 6 mai). Crise des opiacés : une députée américaine recadre un représentant de McKinsey, Franceinfo.

11. LEVENSON, C. (2019, 8 décembre). Un cabinet de conseil américain suggérait de dépenser moins en nourriture pour les migrants.

12. CONSULTOR. (2019, 3 janvier). McKinsey : l’annexe « pot-de-vin » qui fait tache.

13. TVA NOUVELLES. (2010, 26 avril). McKinsey, un cabinet controversé. TVA Nouvelles.